La Savoie et la Haute-Savoie disposent des meilleurs établissements pour propulser les jeunes skieurs au plus haut niveau. Laura Gauché, Romane Miradoli et Tessa Worley, trois enfants du pays aujourd’hui membres de l’équipe de France féminine de ski alpin, ont fait leur ascension dans ce cursus d’excellence. En revenant sur leurs parcours, Sphères régions s’immisce dans les rouages de cette fabrique à championnes. Texte Marion Durand Photographies Étienne Maury pour Sphères Régions.
Deux skis raclent la neige verglacée, soulevant un mince nuage poudreux qui retombe aussitôt, tandis qu’une main gantée frôle la surface blanche. Sourcils froncés, les coachs scrutent chaque passage, distillant leurs commentaires via des talkies-walkies. Sous le soleil froid de ce matin de décembre - le thermomètre indique –2°C -, les athlètes féminines de l’équipe de France de ski alpin procèdent à la dernière mise au point. Cet après-midi, elles quitteront Courchevel pour rejoindre Sestrières, en Italie, où elles disputeront deux épreuves de Coupe du monde.
Sous le casque bleu métallique, Tessa Worley : à trente-trois ans, la reine du slalom géant en France est double championne du monde et détentrice de deux petits globes de cristal. Sous le casque blanc orné d’étoiles argentées, Romane Miradoli : l’experte en vitesse de vingt-huit ans est sept fois championne de France en descente, en super G et en combiné. Envoyée sur un autre lieu d’entraînement ce jour-là, on ne verra pas Laura Gauché, la troisième pièce du puzzle, âgée de vingt-sept ans et devenue vice-championne de France de descente et de super G la saison précédente.
Avant d’arriver au sommet, les trois athlètes ont fait leurs gammes dans leur région d’origine : en Haute-Savoie pour Tessa Worley et Romane Miradoli, et en Savoie pour Laura Gauché. Et toutes ont suivi la voie royale, celle qui mène les jeunes talents sur les podiums mondiaux et olympiques. Ça tombe bien pour les trois skieuses : la route vers le succès ne passe pas loin.
Romane Miradoli aime dire qu’elle est née « les skis aux pieds ». Tessa Worley et Laura Gauché, elles, ont été mises dessus à leurs deux ans.
Toutes ont dans leur famille un père moniteur de ski et une mère pisteuse ou ex-athlète de ski alpin. La neige est d’abord une affaire de famille avant de devenir une affaire de club, vers six ans. Ce sera celui du Grand-Bornand pour Tessa Worley, Flaine pour Romane Miradoli et Tignes pour Laura Gauché. L’enfance des trois skieuses est indissociable des paysages blancs de leurs stations. « Quand j’étais à l’école primaire au Grand-Bornand, chaque semaine, le mercredi et le samedi, on allait skier au club. Le ski était déjà intégré dans nos vies, se remémore Tessa Worley, qui a grandi entre les hauteurs de Nouvelle-Zélande et de Haute-Savoie avant que sa famille ne s’installe définitivement en France. Et puis j’ai eu la chance d’intégrer une classe sport au collège. Là, j’ai eu deux après-midis par semaine pour aller aux entraînements encadrés par les skis clubs. » La jeune Tessa Worley passe son brevet au collège de Thônes, Laura Gauché, elle aussi en « ski-études », à celui de Bourg-Saint-Maurice, quand Romane Miradoli se tourne vers un établissement classique, spécialement aménagé pour les skieurs. À elles deux, la Savoie et la Haute-Savoie cumulent seize collèges intégrant des sections d’excellence réservées aux sportifs promis au haut niveau. Leur nombre, particulièrement élevé à l’échelle de la France, s’explique par une forte demande : les plus gros domaines skiables du pays fourmillent de jeunes skieurs ambitieux.
Un lycée pour l’élite
Carole Montillet, Franck Piccard, Alexis Pinturault... Dans les couloirs du lycée Jean Moulin d’Albertville, les noms des anciens élèves devenus champions résonnent encore. Sélectionnés sur critères sportifs dès l’âge de seize ans par le Centre national de ski et de snowboard auquel le lycée est rattaché, les jeunes qui parviennent à intégrer le prestigieux établissement font déjà partie de l’élite. Comme d’autres avant elles, Laura Gauché, Tessa Worley et Romane Miradoli ont effectué leur mue ici : « Le rythme n’est pas simple, se rappelle cette dernière. Quand tu rentres de prép’ tu vas en cours, quand tu sors de cours tu vas en prép’... Il n’y a pas vraiment de répit. Pendant trois ou quatre ans on sait qu’on fonce tête baissée : on enchaîne l’école, les stages de ski, ceux de préparation physique… Même si c’est très intense, ça reste un privilège d’être au lycée d’été Albertville. » Les lycéens, qui y passent leur bac en quatre ans au lieu de trois, doivent respecter un emploi du temps serré : une séance de préparation physique le matin, puis cinq ou six heures de cours avant une nouvelle séance de sportl’après-midi. Pour le calendrier scolaire, c’est la neige qui donne la cadence : une grosse partie des cours est condensée d’avril à novembre pour que les élèves puissent s’entraîner sur les pistes. Le fonctionnement est unique en France, et… à double tranchant. « Quand tout le monde est en vacances l’été et que nous, on est au lycée, c’est dur, raconte Laura Gauché qui y a obtenu son bac en 2014. Mais d’un autre côté, c’était hyper sympa parce qu’on avait l’hiver pour skier, du sport tous les jours et que tout était adapté pour qu’on puisse s’entraîner au mieux. »
C’est dans l’internat attenant au lycée qu’Alexis Pinturault sera surnommé la « Pinte », pour des raisons qu’on imagine assez facilement. Mais pas moyen d’obtenir des anecdotes potaches du côté des féminines. Laura Gauché se marre : « Il y a eu d’autres histoires des années avant moi, mais nous, on a été plus sages ! Après le lycée, j’ai fait trois ans d’IUT à Annecy, et là c’était plus libre, j’ai pu profiter de ma jeunesse. » Une telle discipline ne va pas de soi dans ces années souvent ingrates pour l’ado type. Rien qui n’ait visiblement frustré Tessa Worley : « Honnêtement, c’était la vie d’adolescente que j’avais choisie, je n’avais pas conscience qu’il y en avait d’autres possibles, dit-elle dans un rire. Et puis c’est vraiment de cette manière-là que je m’épanouissais pleinement. » Avec des bassins de cryothérapie, quatre salles de musculation, un gymnase, des salles de récupération et d’étirement, le Centre national, qui dépend de la Fédération française de ski, a été pensé pour « optimiser les performances des sportifs ». Comprenez : les élèves y sont bichonnés (sans pour autant être ménagés) par un staff aux petits soins, tout comme les membres des équipes de France qui viennent régulièrement s’entraîner ou se remettre en forme après une blessure. La crème des infrastructures pour la crème des skieurs. La cinquantaine de jeunes athlètes (quinze par niveau pour le ski alpin, le ski freestyle et le snowboard réunis) du Centre sont suivis sur les plans sportif, scolaire et médical. « Sur les dix dernières années, il y a environ 20% des jeunes qui accèdent au haut niveau et montent sur les podiums mondiaux ou olympiques, explique Jean-Pierre Mollié, président du Centre et responsable du “double projet”, sportif et professionnel. D’où l’importance du double projet, car il reste 80% d’entre eux qui n’atteindront jamais vraiment le haut niveau. » Et même si le nombre d’élus est réduit, les plus ambitieux peuvent compter sur le soutien du Centre. « Le rôle de l’encadrement est d’encourager les rêves, parce que c’est souvent lorsque des gens sont capables de rêver de quelque chose d’exceptionnel qu’ils arrivent à l’atteindre. Par contre, on les prévient aussi de nos attentes en termes d’investissement, d’assiduité, de comportement. Car on vise l’excellence. »
Compétition, pression, déstabilisation
Dans l’idée, l’excellence doit se vérifier sur les pistes, avec les premières « FIS », comme on dit dans le jargon, soit des courses organisées par la Fédération internationale de ski auxquelles participent de nombreux jeunes dès le lycée, parfois avant. Des compétitions décisives pour progresser dans les classements mondiaux et être sélectionné dans les collectifs nationaux. Première étape, se qualifier pour « la ligue 2 du ski alpin » : la Coupe d’Europe. Là, il faut encore faire ses preuves pour accéder à la Coupe du monde, puis aux Championnats... « Avec les courses FIS, d’un coup tout devient plus sérieux, on commence à courir à l’international, à faire des déplacements, explique Laura Gauché. À ce moment-là, il y a beaucoup de pression. Et je pense qu’il faudrait mettre plus de jeu, de fun. Car oui, il y a de l’enjeu, mais ce n’est pas en mettant une pression énorme que c’est plus facile d’y arriver. » À ce stade, certains, dont Tessa Worley, n’osent pas encore rêver aux podiums : « Adolescente, je savais au fond de moi que je voulais faire du ski le plus longtemps possible, mais je pense qu’il y avait pas mal d’innocence par rapport à jusqu’où je pouvais aller. J’ai découvert mes capacités tout au long de ma carrière, au fur et à mesure. » Une fois hissées en Coupe d’Europe, à seize ans pour Laura Gauché et quinze pour Tessa Worley et Romane Miradoli, les places sont de plus en plus chères. Et si les athlètes peuvent se tirer mutuellement vers le haut, ça n’est pas toujours le cas : « Mes premières Coupes d’Europe ont été les pires, parce que j’ai gagné assez vite, et que certaines filles me mettaient des bâtons dans les roues, se souvient Romane Miradoli. Au moment où elles sont parties pour participer à la Coupe du monde, l’ambiance s’est vachement détendue, c’était carrément mieux. »
Les athlètes ont beau être accompagnés depuis leur entrée en club jusqu’à leur arrivée en équipe de France, ils ne sont pas salariés des structures avec lesquelles ils évoluent. Quand on partage son temps entre les bancs de la fac et les pistes, difficile de financer un coûteux début de carrière : « Au début, ce sont les parents qui paient le club, la fédération, les cotisations… énumèreLaura Gauché. C’est plus payer que gagner. Entre vingt et vingt-cinq ans, s’il n’y a pas de résultats, il faut changer de voie. C’est quand j’ai commencé à voir les perspectives d’avenir et à gagner mon propre argent que le ski est devenu mon métier. J’ai arrêté les études et je n’ai plus fait que ça. » Cette année, la skieuse a eu un coup de pouce du Comité de Savoie qui l’a embauchée en CDD, le premier de sa carrière. Une façon de pallier des revenus très aléatoires, qui dépendent des sponsors et des primes de résultats distribuées par la Fédération. « C’est difficile pour un athlète de bien gagner sa vie quand il évolue en Coupe d’Europe, poursuit Laura Gauché. Une fois en Coupe du monde, c’est plus confortable… et encore, même si c’est plus facile avec les sponsors, c’est juste un minimum ! Après, pour bien gagner sa vie, il faut faire des résultats. »
Des entraîneurs pour des championnes
Et pour faire des résultats, il faut certes de bons athlètes, mais aussi de bons coachs. Au sein des Comités de Savoie et de Haute-Savoie ou en équipe de France, les skieurs sont suivis par les meilleurs entraîneurs. « J’ai été très bien accompagnée, assure Tessa Worley. Quand j’étais jeune, dans ces années charnières, j’ai eu les bons coachs pour me mettre aux bons endroits, faire les bonnes courses, obtenir les bonnes opportunités. Je pense que c’est aussi pour ça que ça m’a vite propulsé sur le circuit de la Coupe du monde. » Chose que celle qu’on surnomme « la Puce » a faite quelques mois après ses seize ans. Pour sa coéquipière Romane Miradoli, la façon dont les coachs (exclusivement des hommes) s’adressent parfois aux athlètes féminines est un problème : « Je me suis toujours bien entendue avec mes coachs, mais certains pourraient apprendre à communiquer avec les femmes. On entend certains coachs dire : “Je ne veux pas travailler avec des nanas, c’est trop compliqué.” Alors c’est sûr qu’on peut parfois renvoyer une image de pleurnicheuses, mais si on veut faire de nous des athlètes, il faut aussi apprendre à nous connaître et nous comprendre. » Christelle Bonnin, conseillère technique nationale à la Fédération, admet qu’il y a encore du boulot : « On voudrait intégrer davantage de féminines dans tout l’environnement de l’athlète : sur des postes d’entraîneurs, mais aussi de préparation physique, de kiné ou d’ostéo. On est convaincus que ça bénéficiera à tout le monde, y compris aux athlètes masculins. C’est toujours bien d’avoir une mixité dans son encadrement. »
La qualité et la renommée de ce parcours prestigieux attirent les jeunes des deux Savoies, majoritaires à Albertville, mais aussi ceux des Vosges, des Pyrénées ou de la Côte d’Azur. Marie Marchand-Arvier, trente-sept ans, ancienne athlète et vice-championne du monde de super G, a passé une partie de son enfance en Meurthe- et-Moselle, sa région d’origine. Son brevet des collèges en poche, celle qui se rêvait déjà championne quitte le domicile familial pour rejoindre la Haute-Savoie où sa famille a des attaches. Elle intègre un lycée « pôle espoir » à Passy, avant de rejoindre « le lycée le plus prestigieux, avec les meilleurs skieurs » : le « pôle France » au lycée d’été d’Albertville. On connaît la suite. Aujourd’hui membre du comité d’organisation des prochains Championnats du monde en février 2023, entre Méribel et Courchevel, elle compte sur l’événement pour faire envie à de potentiels futurs champions. « Au-delà de l’événement sportif, on a la volonté de rajeunir la population qui fréquente la montagne, déclare-t-elle. À travers les Championnats du monde, on espère susciter des vocations. »
Et demain ? La carrière des skieuses n’est pas encore terminée mais certaines s’interrogent déjà sur l’après. Si Laura Gauché attend encore son tour, Tessa Worley et Romane Miradoli font partie de l’équipe de France militaire de ski. À long terme, Romane Miradoli n’exclut pas une reconversion dans l’armée. Ou comme guide de haute montagne ? « J’ai plein d’idées et plein de points d’interrogation mais ça ne me fait pas peur », affirme-t-elle. Tessa Worley, elle, demeurera plus évasive : « J’ai tellement de choses à explorer à côté du ski et dans le monde civil, avance-t-elle. On verra le moment venu. »